CHAPITRE XIX

Nella grogna un peu, se retourna sur le ventre, parut étouffer puis fit encore volte-face et se dressa sur sa couchette, chercha à donner de la lumière. Jdrien éclaira depuis sa propre couchette, s’accouda pour la contempler avec un sourire moqueur.

— Que se passe-t-il, où sommes-nous ?

— Tu ne te souviens de rien ? Chez Harry et Frege, tes fournisseurs en lanoline. Tu étais ivre morte et nous t’avons couchée. Quand j’ai vu que tu ne te réveillais pas j’ai fini par me coucher également. Tu as besoin de quelque chose ?

Elle s’assit, très impudique, sur le bord de la couchette, passa la main dans ses cheveux, le fixa à travers le rideau de ses mèches blondes :

— On m’a fait boire.

— J’ai eu l’impression qu’il n’y avait pas à te forcer beaucoup.

— Ils m’ont fait boire pour me faire parler. Ils me détestent.

— Tiens, je croyais qu’au contraire ils appréciaient quelquefois ta présence l’un et l’autre. C’est bien ce que tu m’as avoué, non ?

— Ils m’ont baisée mais me détestent. Ils détestent les Aiguilleurs. Tu ne peux pas comprendre. Ce sont des Ragus… Tu sais ce que sont les Ragus ?

Jdrien s’allongea sur le dos, les yeux au plafond :

— Si nous dormions encore un peu ?

— Écoute, Jdrien, ce sont les pires ennemis des Aiguilleurs et ils n’admettront jamais que j’aie pu trahir par amour pour toi. Je suis sûre qu’ils vont nous faire des ennuis.

— Qui sont ces Ragus ?

— Je te l’ai dit… C’est un groupe ethnique qui est notre adversaire naturel… Il faut essayer de nous enfuir. Ce n’est pas chez eux que nous trouverons asile et protection.

Jdrien restait immobile, fermant les yeux, essayant de fracturer ce psychisme inviolable qui était celui de Nella. Il y avait eu une faille la veille quand, dans sa jalousie, folle de rage, elle avait souhaité fouetter la petite Olga à mort, mais, très vite, la jeune femme s’était verrouillée.

— Comment reconnaît-on les Ragus ?

— On établit leur généalogie… Ils ont changé de nom à une époque mais on parvient quelquefois à les identifier.

— Sinon, que faut-il faire ?

— Leur formule sanguine comporte de légères différences avec le sang des autres races. Il suffit de leur faire une prise de quelques gouttes et de l’analyser.

— C’est ce que tu as fait ?

Nella soupira, commença de rassembler ses vêtements. Ses gestes paraissaient mous, freinés par les séquelles de son ivresse de la veille :

— J’ai mal à la tête et j’ai soif.

— Je vais te chercher à boire, dit-il.

Il sortit du compartiment, vêtu de son uniforme, craignant que les autres ne découvrent son métissage. Il rapporta une carafe d’eau fraîche et un verre. Elle but avec une avidité rapide plusieurs verres.

— Tu as prélevé leur sang ?

— Que veux-tu me faire dire ? murmura-t-elle le regard accablé.

— Que tu n’as pas lié de relations commerciales avec eux sans t’assurer de leur identité. Tu es responsable d’un achat très important pour Salt Station, tu jouis d’une carte de priorité, tu disposes certainement d’un grand pouvoir. Tu n’allais pas te compromettre avec deux individus sans prendre tes renseignements, n’est-ce pas ? Je me demande comment tu as pu faire sans éveiller leur méfiance.

Elle se renversa en arrière, paraissant s’offrir, pour toute réponse, mais il n’eut qu’un regard distrait pour ses cuisses ouvertes, son sexe balafré de rose humide.

— Jdrien, gémit-elle, viens… Ça me fera du bien. Je suis toujours très excitée quand j’ai bu.

— Tes supérieurs savent que ce sont des Ragus ?

— Mais ça n’a plus d’importance désormais puisque nous allons essayer de nous enfuir. Ces deux-là n’importent pas… Je t’en prie, Jdrien. Comment dois-je te le demander, à genoux ?

— L’as-tu déjà demandé ainsi aux deux frères ? fit-il d’une voix à peine perceptible.

Elle se redressa, les yeux noirs de colère à travers ses cheveux défaits. Jdrien souriait vaguement.

— Qu’insinues-tu ?

— Il y a plusieurs méthodes pour analyser la formule sanguine, et le sang n’est pas seul nécessaire avec les méthodes actuelles.

— C’est vrai que tu es journaliste et que tu te renseignes sur toutes les techniques, lança-t-elle comme si elle doutait même de sa profession.

— Par exemple le sperme fournit des indications similaires. Il suffit de le recueillir dans une éprouvette spéciale. Pas facile quand on vient de faire l’amour avec un partenaire de pratiquer l’opération, sauf dans le cas du coït buccal. On se détourne pour s’essuyer dans un mouchoir spécial et le tour est joué, n’est-ce pas ?

Elle paraissait décomposée, alarmée, comme si cet homme connaissait tout de son passé.

— J’ai personnellement apprécié tes dons et ta grande expérience. Je suis sûr que mon propre sang a, par ce biais, été soumis à des appareils d’analyse. Je me suis quand même étonné que tu te jettes dans mes bras très vite, que mon « anormalité » de métis de Roux ne te dégoûte pas. Comme si on t’avait prévenue et que tu veuilles en savoir plus.

— Je ne comprends pas… J’ai risqué la mort pour te venir en aide et maintenant tu te transformes en inquisiteur avec moi ? Est-ce là toute ta reconnaissance ?

Elle se leva, commença de se rhabiller sans qu’il esquissât un seul geste.

— Dommage que tu refuses de continuer cette conversation. Pourquoi leur as-tu épargné l’arrestation ? Ils étaient là comme des appâts, peut-être sans même le savoir ? Je sais qu’ils ne sont pas tes complices, mais tes supérieurs depuis longtemps les tiennent en réserve. Ils n’étaient pas tellement dangereux, enfin ils n’en donnaient pas l’impression et Salt Station n’a pas jugé urgent de les faire disparaître. Tu décides de m’aider, de trahir, et au lieu de gagner au plus vite une région moins surveillée tu m’entraînes ici sous de vagues prétextes. Peut-être espérais-tu que nous commettrions des erreurs, prouverions que nous étions complices ?

Nella était prête et elle se dirigea vers la porte :

— Je pars. Si tu veux m’accompagner, décide-toi car dans dix minutes mon loco-car sera en route.

Mais lorsqu’elle ouvrit la porte du compartiment, Harry et Frege étaient derrière, goguenards.

— On a compris pourquoi tu raffolais de nous, dit l’aîné.

— Surtout de la partie la plus secrète de nos personnes, ajouta Frege égrillard.

Il s’adressa à Jdrien :

— Ça n’a pas dû marcher à tous les coups car je me souviens qu’elle est revenue plusieurs jours de suite, comme si vraiment elle ne pouvait plus se passer de moi. J’étais très flatté qu’elle prenne toutes les initiatives, allant jusqu’à sacrifier sa propre satisfaction. Quelle grandeur d’âme ! Elle aurait fini par me rendre égoïste en amour, vous savez.

— Laissez-moi sortir. Vous vous trompez sur moi. Oui, j’ai essayé de fournir les éléments pour votre formule sanguine mais depuis que je connais cet homme j’ai décidé de changer de camp. Je suis désormais traquée comme renégate.

— Bien sûr, fit le cadet avec compassion. On y croirait presque si on ne savait pas qu’une draisine de la police ferroviaire est cachée à proximité.

Jdrien leur avait tu cette présence, mais Harry expliquait que chaque soir ils utilisaient un petit radar clandestin pour voir si les alentours étaient paisibles.

— Nous avons pris cette initiative depuis quelque temps, dans la crainte d’être démasqués.

— Je n’y suis pour rien, fit-elle avec force. Ils nous ont suivis à notre insu, c’est tout.

— Nella, jamais un Aiguilleur, homme ou femme, ne trahit car il signerait son arrêt de mort. Jamais une Aiguilleuse ne tomberait amoureuse d’un étranger, surtout d’un proscrit, encore moins d’un Ragus. Rien que notre apparence, du moins l’idée que l’on en a imprimée dans vos cerveaux, vous révulse. Mon frère et moi avons souvent soupçonné cette répugnance, mais c’est depuis que Jdrien est là que nous en sommes persuadés.

Nella les toisait. Ils pensaient qu’elle continuerait à nier l’évidence et soudain elle tendit un doigt accusateur vers Jdrien :

— Et lui, vous le croyez ? Un inconnu ? Pire que tout, un métis de Roux répugnant avec son torse, son ventre et ses cuisses envahis par une fourrure épaisse.

 

La caste des Aiguilleurs
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